1991-2002 : de l’endiguement à la guerre
L’administration Bush déploie sa politique de PR (" relations publiques ") afin de justifier une " guerre préventive " contre l’Irak et le régime de Saddam Hussein, son ancien allié qu’elle a contribué à armer et dont les crimes, connus, ne suscitaient pas les réprobations présentes. Les bombardements par des avions américains et britanniques s’accroissent. Durant le seul mois d’août, dix raids ont été effectués. Le 5 septembre, la plus importante opération militaire depuis quatre ans, réunissant quelque 100 appareils, visait un " centre de commandement et de communication ", selon les informations officielles communiquées par le Département de la défense aux médias.
Le coût annuel du programme de survol des régions dites de non-vol - régions dont le statut a été dicté unilatéralement par les Ãtats-Unis et la Grande-Bretagne dès 1991 hors de toute résolution de l’ONU - est estimé à 1 milliard de dollars. L’information sur ces opérations, sur les victimes de l’embargo - près de 1 million selon les agences de l’ONU - n’occupe pas la une de la presse. Par contre, les spéculations, mouvantes, sur les " armes de destruction de masse" dont disposerait le régime dictatorial de Saddam Hussein et les dangers qu’elles feraient courir à la " communauté internationale " font les titres.
L’Irak est un pays en ruine. Sa population subit un embargo et des bombardements meurtriers. Elle s’efforce de subsister. Le régime dictatorial de Saddam Hussein tire ses rentes de cette économie de rareté favorisant tous les parasitismes.
Nous nous sommes entretenus avec Raid Fahmi, rédacteur en chef de la revue culturelle progressiste irakienne " Al Thakafa Al Jadida " (La nouvelle culture), pour mettre en lumière l’analyse et le point de vue d’un opposant irakien de gauche au régime de Saddam, aussi bien sur les projets stratégiques des Ãtats-Unis que sur l’évolution et la situation économique, sociale et politique de l’Irak depuis les années 80. Trois thèmes seront abordés dans la seconde partie de cet entretien : la situation au Kurdistan irakien, la réalité de l’opposition que tentent de regrouper les Ãtats-Unis et leurs alliés, et les options des forces de la gauche irakienne. - Réd.
Comment appréhendez-vous, mise en perspective, la politique des Ãtats-Unis face à l’Irak ?
Raid Fahmi -Depuis la guerre dite du Golfe, qui a fait suite à l’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août 1990, la politique adoptée par les Ãtats-Unis était une politique d’endiguement (containment), dont l’implacable régime de sanctions globales imposé à l’Irak au lendemain de l’invasion du Koweït constitue un des principaux instruments. Une fois atteint l’objectif de sortie des troupes irakiennes du Koweït, les forces armées placées sous la conduite des Ãtats-Unis vont infliger des dommages militaires d’ampleur, outre les pertes civiles et les destructions d’infrastructure, au régime de Saddam Hussein. En mars 1991, l’Irak est mis à genoux.
Pour saisir cette évolution aboutissant à la situation actuelle, il faut avoir en mémoire le résultat paradoxal de la guerre de l’Irak face à l’Iran (1980-1988). Si l’Irak sort très affaibli économiquement de cette guerre, au plan militaire il dispose de ressources importantes. Cette puissance militaire du régime de Saddam Hussein est un facteur de déséquilibre régional. Une neutralisation sur le plan militaire de l’Irak était donc un objectif important pour les Ãtats-Unis et leurs alliés.
On ne peut donc séparer la guerre du Golfe 1990-1991 et la guerre Iran-Irak 1980-1988 ?
En effet, suite au renversement du régime du shah d’Iran (février 1979) et à son remplacement par la République islamique (fin mars 1979), pour les Ãtats-Unis, pour les puissances européennes, il était important de renforcer l’Irak à la tête duquel Saddam Hussein, au cours des années soixante-dix, avait concentré de plus en plus de pouvoir. En juillet 1979, il cumule les fonctions de président de la république, de président du Conseil de commandement de la révolution, de secrétaire général du parti Baas et de commandant en chef des forces armées.
On peut dire que l’Irak s’est porté volontaire pour bloquer toute extension de la révolution islamique iranienne. Le déclenchement de la guerre contre l’Iran se fait en septembre 1980. Au cours de ce conflit, l’Irak, appuyé par les monarchies du Golfe qui redoutent les répercussions de la révolution iranienne, recevra une aide militaire non seulement de l’Union soviétique - fournisseur d’armement depuis longtemps -, mais de pays européens (France, Allemagne, Grande-Bretagne...). En février 1982, les Ãtats-Unis retirent l’Irak de la " liste des pays terroristes ". En 1983, ils accordent d’importants crédits à l’Irak.
Lorsque le cessez-le-feu entre l’Iran et l’Irak interviendra, en 1988, l’Irak est un pays dont une partie des infrastructures est détruite, qui a subi des pertes humaines importantes, qui est très affaibli au plan économique. Par contre, il dispose de moyens militaires considérables.
Il importait aux Ãtats-Unis de réduire massivement ce potentiel militaire, étant donné le rôle " déstabilisateur " que l’Irak pouvait jouer, et d’accroître leur implantation directe dans l’ensemble de cette région, qui dispose de réserves pétrolières gigantesques et au coût d’extraction comparativement très bas.
Il y a là les causes profondes de la guerre du Golfe ; elle a été, faut-il le rappeler, financée par les Etats du Golfe - c’est-à -dire par des Etats dominés par les Ãtats-Unis - ainsi que par des pays impérialistes (Allemagne, Japon, etc.).
Pourquoi et comment passe-t-on de cette politique d’endiguement à des initiatives plus frontales et à la possibilité, fort actuelle, d’une guerre ?
Après la guerre, l’embargo imposé à l’Irak a servi la politique d’endiguement. D’ailleurs, au sein de larges secteurs de la population irakienne, dans la période d’après-mars 1991, ont existé le sentiment et l’idée que les Ãtats-Unis n’avaient aucun intérêt à se débarrasser du régime de Saddam Hussein, contrairement à la volonté ouvertement affichée.
Cette opinion s’appuyait sur l’attitude des Ãtats-Unis qui ont laissé le régime de Saddam écraser les soulèvements ayant commencé, dès le 2 mars 1991, dans le sud de l’Irak. Les insurgés avaient pris le contrôle de plusieurs villes : Bassora, Karbala, Nadjaf. Des rébellions ont également eu lieu au Kurdistan et dans le nord du pays. La ville pétrolière de Kirkouk était passée aux mains des rebelles kurdes à mi-mars. Fin mars, l’armée de Saddam Hussein la reprend. Ce sera le début d’un exode vers les frontières turques et iraniennes de centaines de milliers de personnes...
Cette politique d’endiguement - qui va reposer sur la permanence du régime de Saddam, sur des zones neutralisées au sud et au nord (zones de non-vol interdisant à l’Irak le survol de son propre territoire) et sur le maintien de l’intégrité territoriale - va servir à maintenir et accroître les divisions entre les divers Etats arabes. Ces déchirements étaient apparus avec force lors de la guerre elle-même, les Ãtats-Unis ayant rallié la Syrie aussi bien que l’Egypte. Tout cela a favorisé les initiatives politiques et économiques régionales des Ãtats-Unis.
Après le 11 septembre 2001, cette stratégie d’endiguement a connu un tournant. Il est probable qu’un certain nombre d’objectifs préexistaient au 11 septembre. Toutefois, l’événement lui-même a facilité la mise en oeuvre et la légitimation de la nouvelle politique américaine. Dans les desseins de l’administration Bush, l’Irak doit devenir un Etat jouant un rôle actif et en faveur des Ãtats-Unis. En effet, le 11 septembre mettait en lumière les relations existant entre, d’une part, des " réseaux terroristes " (Al-Qaida) pourchassés par les Ãtats-Unis et, d’autre part, des secteurs de la société - et peut-être même dans certains cas des cercles dominants - de pays alliés stratégiques des Ãtats-Unis, tels l’Arabie saoudite ou même l’Egypte. Par contre, les liens entre les responsables du 11 septembre et les pays inscrits sur la liste des " Etats terroristes " - l’Irak, la Syrie, l’Iran ou la Libye - étaient inexistants.
Les oppositions aux Ãtats-Unis et à leur politique en Arabie saoudite ou en Egypte apparaissent enracinées, structurelles. Elles ont été nourries par la présence régionale directe accrue des Ãtats-Unis après 1991 et par le soutien inconditionnel de l’administration américaine à la politique coloniale et répressive de l’Etat israélien face au peuple palestinien. Ces oppositions s’expriment sous la forme de courants islamistes intégristes, ayant leurs relais en Arabie saoudite, au sein des élites religieuses et de fractions de l’establishment politique.
D’un point de vue historique et structurel, les courants intégristes islamistes ne disposent pas du même enracinement en Irak qu’en Arabie saoudite ou en Egypte. Le courant islamiste en Irak a une dimension plus spécifiquement religieuse et il est dirigé prioritairement contre le régime de Saddam Hussein.
Dès lors, ce régime une fois écarté, l’Irak pourrait servir de point d’appui plus stable pour les Ãtats-Unis et plus adapté à leur politique de contrôle régional. Dans cette perspective, il ne s’agit plus d’endiguer l’Irak mais de le transformer en point d’appui de la nouvelle stratégie impérialiste américaine.
Evidemment, en toile de fond de tout cela se trouve l